Test de Papers, Please

Huit août 2013, alors que l’été me gratifie d’un printemps de plus, je profite des quelques jours de repos que m’ont accordé mes trois derniers mois d’intense salariat pour prendre la direction de l’Espagne, carte d’identité dans une main, billet d’avion dans l’autre. Depuis le milieu des années 90, la frontière est réduite à une simple ligne gribouillée sur les cartes de l’Europe. On va et on vient, plus inquiet par la météo que l’on trouvera à l’arrivée que par le passage à la douane. On oublie parfois que l’Histoire n’a pas toujours été très tendre avec la Géographie. Huit août 2013, Lucas Pope remonte le temps avec Papers, Please, hommage à la délicieuse ambiance des postes-frontières du temps des régimes totalitaires les plus rigolos.


Une journée qui commence par des félicitations n’augure jamais rien de bon. « Congratulations ». Bravo, donc, vous avez été tiré au sort lors de la Loterie Nationale du Travail d’octobre 1982. Que vous le vouliez ou non, vous passerez vos prochaines semaines à l’extrémité de votre pays, l’état fictif d’Arstotzka, à réguler des vagues d’immigrants venus chercher le bonheur dans cette dictature communiste. En guise de récompense, une poignée de pièces pour chaque individu étudié dans les règles. Ce maigre salaire proportionnel à votre rendement journalier satisfera vos besoins les plus élémentaires : le paiement du loyer de votre studio, un peu chauffage pour survivre à cet hiver rigoureux, des vivres et quelques médicaments pour que votre femme et les esprits fragiles de votre famille ne succombent pas. Pour éviter le pire et remplir davantage vos poches, il faudra parfois faire des choix moraux un tantinet délicats, quitte prendre le risque que la partie s’arrête prématurément. Accepter un pot-de-vin, séparer un couple, laisser passer un diplomate douteux… Le puzzle narratif évolue selon vos décisions pour aboutir à l’une des vingt conclusions toutes plus ou moins sinistres. Que votre bilan de compétences soit bon ou mauvais, la force de Papers, Please réside dans sa faculté à procurer au joueur à la fois la satisfaction d’une politique d’immigration rondement menée et la révulsion totale de cet odieux métier.

Chaque fin de journée chômée est synonyme de soulagement après les quelques minutes passées à se frotter au gameplay du jeu, de plus en plus exigeant à mesure que les jours défilent. L’austérité volontaire de ce point & click aliénant est couplée à l’angoisse du feuillet rose punitif. Chaque jour, une nouvelle règle vient complexifier l’accès des immigrés au-delà des frontières ; ce sont autant de vérifications à faire et de différences potentielles à déceler avant de donner votre précieux coup de tampon sur un passeport. Pour autant, la durée d’une journée de travail, quelques minutes à peine pour le joueur, ne changera pas d’un iota. Une fois le contrôle des formalités comme les date de naissance et de validité, la région d’origine, le poids et la taille devenus des réflexes, devront être vérifiés les listes de criminels actuellement recherchés, l’éventuel port d’armes au scanner, un certificat de vaccination… Bien sûr, certaines fraudes sont évidentes, mais la plupart sont vicieuses, poussent à la faute, à l’erreur d’inattention qui consumera l’un des fameux deux avertissements journaliers autorisés. Une troisième erreur, et c’est la retenue sur salaire. Votre rendement doit être suffisant pour régler tous les factures du soir, mais vous ne pourrez compter ni sur la chance, ni sur la précipitation, ennemis des cas particuliers qui s’ajouteront à la file d’attente de votre guichet. Et si un attentat se déclare, une autre expertise sera requise : votre rapidité à tuer. Vous n’êtes plus un humain, vous êtes un robot. On appréciera, derrière ce cynisme de tous les instants les quelques doses d’humour qui ponctuent intelligemment l’aventure. Les prestations quotidiennes de Jorji Costava en sont la plus belle démonstration.

L’authenticité de Papers, Please est évidemment soulignée par son style graphique surprenant. Si les tendances du pixel art et du 8-bit refont surface ces derniers mois, la direction artistique du jeu de Pope n’est pas opportuniste, et ajoute une belle couche de malaise supplémentaire. Les visages inexpressifs et presque uniformes des immigrés, les couleurs ocres et parfois inhumaines de leur peau, le très maigre espace dédié aux documents, qui finissent inéluctablement par se chevaucher et contribuer à la confusion… Visuellement, tout est pensé pour renforcer la tension, à l’image du long silence qui ponctue les parties. Quand l’ambiance sonore s’affole enfin, c’est pour assommer les esprits avec un thème musical étouffant, des alarmes stridentes ou des tirs oppressants. Les attaques terroristes, de plus en plus nombreuses au dénouement de ce thriller pas comme les autres, sont d’ailleurs les imprévus les plus divertissants qui ont cours pendant ces journées tristement cycliques. L’ennui n’a jamais été aussi ludique.

3 commentaires

    • Merci Marion ! J’ai essayé de retrouver un style plus personnel que dans mes précédents textes.

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